La ludification est-elle la réponse à tous vos problèmes ?

Jadis, dans notre petite équipe de travail, nous étions fort taquins. Lorsqu’un collègue (mais néanmoins ami) se vantait un peu trop de ses exploits professionnels, l’un d’entre nous lui rétorquais immanquablement, de manière sarcastique (mais néanmoins amicale) : “et puis quoi alors ? Tu veux une médaille ?
Dans le même esprit, un collègue (et ami, vous vous souvenez…) me voyant aux prises avec une cliente particulièrement pénible (mais fort amicale) me glissa subrepticement un mystérieux papier dans la poche avant de quitter le bureau. Une fois que j’ai enfin réussi à mettre fin à la conversation, j’ai pu sortir le papier de ma poche et découvrir de quoi il s’agissait. Découpée plus ou moins adroitement dans du vieux papier, c’était une médaille qui arborait les mots “tu mérites vraiment une récompense”.
C’était, il y a 20 ans, notre première expérience de ludification.

1. La ludification : ça mange quoi en hiver ?

C’est tout bête. Il s’agit d’aller chercher des éléments propres au jeu et de les intégrer dans des activités qui ne sont pas du jeu. Ça peut avoir plusieurs objectifs : motiver, désennuyer, obtenir ou garder l’attention, faire patienter, récompenser, fidéliser…
On peut s’approprier ainsi plein d’éléments qui sont propres aux jeux et les intégrer dans presque n’importe quel contexte : un comptage de points, des questionnaires, des équipes, des ligues, des épreuves ludiques, des classements et bien sûr des médailles.
On utilise la ludification dans le marketing (pour faire vendre), la formation (pour garder l’attention), la publicité (pour marquer les esprits), le commerce (pour fidéliser), les “ressources humaines” (pour faire le mal) et dans plein d’autres domaines. 

Ça, c’est la boucle d’engagement sur laquelle reposent beaucoup les actions de ludification.

Votre carte de fidélité avec des petits machins à collectionner à chaque fois que vous passez à la caisse, c’est de la ludification. Pas bien avancée, certes, mais c’est de la ludification quand même.

 

Le “jeu sérieux” serait la forme la plus aboutie de la ludification. Personnellement, je ne le rentrerais pas dans cette catégorie, mais ça fera l’objet d’un prochain billet de blog. Car point trop n’en faut.

2. Des fois, ça marche bien

D’ailleurs, si ça ne marchait pas si bien de temps en temps, on n’en trouverait pas partout. 

Toi tu cours, moi je compte.

Je porte à mon poignet une montre connectée dite “coach électronique” dont je tairai le nom tant que Fitbit ne me payera pas pour la citer*. Elle me félicite quand j’ai fait mes 8000 pas par jour ou quand je bouge suffisamment mon popotin pour faire augmenter mon rythme cardiaque. C’est pas grand chose : un p’tit bonhomme qui sourit, un feu d’artifice minuscule sur mon minuscule écran, une ridicule petite vibration ou un petit message d’encouragement quand je reste assise trop longtemps à rédiger des billets de blogue, même s’ils sont fort intéressants. Mais ça suffit à me motiver, à me garder active, à faire les 250 pas qui me séparent de mon objectif, à décoller mon cucul du sofa. La récompense est pourtant virtuelle, elle ne se partage pas, elle est personnelle et ne satisfait que moi. Ma montre n’est pas réellement fière de moi, mais moi, si. La récompense, même anecdotique, est un puissant moteur de la motivation, couplée ici à des objectifs clairs et atteignables. Tout est parfait.

Je ne suis pas vraiment certaine de ce que signifie “être en zone cardio”, mais qu’importe !? On me félicite et c’est bien ça l’important.

Parce qu’on aime bien ça quand c’est drôle

Pour lisser les relations sociales, de nombreuses organisations ont eu recours avec succès à certaines formes de ludification. Ainsi, on voit sur les écrans des stations de métro des petits quiz pour faire patienter les voyageurs ou des petites machines à imprimer des histoires courtes, comme l’a fait Short Édition, pour éviter l’énervement dans les files d’attente… Et ça marche plutôt bien. Parce qu’on aime bien ça, s’amuser.

https://www.france24.com/fr/20160516-short-edition-francis-ford-coppola-grenoble-litterature-lecture-machine-nouvelles

Et bien sûr, citons aussi les cartes de fidélité à l’épicerie, les badges ‘super-fan’ des groupes Facebook, le “vous y êtes presque, plus que 3 commandes pour obtenir 20% sur l’achat de votre prochaine choucroute en ligne”, les diplômes en papier des enfants (j’en ai plein la porte du frigo) et les fameuses médailles diverses et variées (qui sont même pas en chocolat). Tout ça, ça marche. Parce qu’on aime bien ça, les récompenses.

Capture d’écran d’une médaille attribuée au Bahreïn pour récompenser une vaccination adéquate.
(Ben oui… C’est un blogue international, hein… An internachionaule blog.)

3. Quand ça dérape

Bon… Dans l’ensemble, la ludification a fait ses preuves. Par ailleurs, largement basée sur les théories de la motivation et de l’engagement, comment est-ce que ça pourrait rater ?

Sauf que parfois, ça pique un peu. Allons-y avec quelques exemples édifiants.

Deeeemaaandez vot’médaaaille !

Au début de la pandémie, des académies du sud de la France ont cherché un moyen de récompenser leurs enseignants. Épuisés, à bout de nerfs et manquant de tout, les enseignants de ces académies ont reçu ça :

Et c’était accompagné de ce petit texte :
 

Demandez vos badges agilité pédagogique! Vous avez su répondre présents face à la Covid-19 : nouvelles façons de travailler, partage, trouvailles. Valorisez votre engagement avec les #OpenBadges de la @DANEMontpellier qui vous remercie !”

Évidemment, l’opération a suscité un tollé chez les enseignants. On doit pouvoir trouver à peu près 357 raisons pour lesquelles cette opération de ludification était une erreur, mais citons-en déjà deux. On n’a pas non plus toute la nuit.
La réponse au mal-être des enseignantes et des enseignants est drastiquement sous-proportionnée. L’académie a juste l’air ici de démontrer son impuissance. C’est un peu comme si, à une personne mourant de faim, on remettait une médaille avec écrit “Bravo ! Aujourd’hui tu t’es pas trop plains et tu as survécu! Toutes nos félicitations!” Y a quelque chose de presque cynique qui n’a d’ailleurs pas échappé aux personnes visées.
https://www.sudouest.fr/politique/education/des-badges-pour-recompenser-l-engagement-des-professeurs-font-polemique-1910014.php

 

La seconde est étrange et fascinante à la fois. Parce que, voyez-vous, ces badges-là, pour les obtenir, il faut les réclamer et motiver sa demande. Et donc, il faudra aux enseignants remplir des formulaires et  apporter des preuves de leurs réussites. C’est un peu comme si la personne qui meurt de faim du paragraphe précédent devait, pour obtenir sa médaille qui ne se mange même pas, la réclamer à l’institution idoine tout en apportant des preuves de sa survie et de sa bonne humeur. Ou comme si moi, je devais écrire tous les jours à Fitbit (que je ne citerai pas*) pour leur fournir des preuves de bougeage de fessouilles afin qu’ils me fournissent mon bonhomme content en pixel. Ça ne peut être ni une récompense, ni une motivation. 

 

Amuse-toi ou t’es viré!

Dans le délicieux milieu des Ressources Humaines (diable ! que cette expression est déplaisante), les tentatives de ludification abondent. Surtout dans les start-up cool où on porte son pull blanc sur les épaules. Passque chez nous, t’vois, la team c’est toi, c’est moi, c’est nous, c’est l’énergie, c’est beau.
Pour faire du team-building, pour moderniser des entretiens d’embauche, pour motiver les équipes, on remet des médailles (évidemment), on organise du comptage de points, on encourage la compétition entre équipes de travail… Les initiatives fleurissent. Et c’est souvent vraiment tout pourri, surtout parce que la plupart du temps c’est obligatoire et parfois humiliant. Sous couvert de rendre l’entreprise cool et amusante, on dénature complètement la démarche, on infantilise les employés et on instaure des climats de compétition tout à fait délétères.

Je vous invite à écouter cet excellent podcast de France Inter qui parle excellemment bien du sujet.

https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-13-septembre-2019

 

Les bambini de Pavlov 

Cette dernière partie va peut-être me valoir quelques contre-argumentaires féroces. Mais dans l’fond, c’est intéressant de partager ses opinions…

 

En tant que mère de famille, j’ai maille à partir avec ma progéniture qui n’fait jamais rien de ce qu’on lui dit quand on lui dit. Comme tout le monde, je cherche des trucs pour les faire filer droit et pouvoir jouir de ma liberté, avoir du temps, écrire des poèmes, chanter des chansons et me promener nue dans les champs de fleurs, au frais matin, en déclamant du Shakespeare. Ou juste pouvoir faire pipi tranquille.
Une méthode préconisée par les super-mamans (celles qui sont bien coiffées à 8h du matin) est issue directement de la ludification et du circuit de la récompense. Si Bambino fait bien ce qu’il a à faire, on va le récompenser. Pour bien visualiser ses progrès, on va mettre un joli tableau sur le frigo, avec des p’tits dessins rigolos. On appliquera avec diligence des collants ou des croix dans des cases, et par un calcul plus ou moins compliqué, Bambino va gagner des trucs : des sous, des privilèges, du temps d’écran, un nouveau jeu vidéo, des crèmes glacées, n’importe quoi qui lui fait plaisir. Et ça marche bien. Bambino va se mettre à ranger à peu près sa chambre parce qu’il pourra visualiser sa récompense : une heure de Fortnite supplémentaire cette fin de semaine. Ça ne se refuse pas.

 

Oui, sauf que, ça, c’est pas de l’éducation, c’est du dressage. La récompense obtenue n’a souvent absolument rien à voir avec la tâche effectuée. La seule bonne récompense pour avoir ranger sa chambre est d’avoir une chambre rangée, des jouets facilement trouvables, un espace paisible (et accessoirement une mère qui va arrêter de t’achaler toutes les 5 minutes). Bambino ne va pas comprendre l’intérêt direct d’avoir une chambre rangée ou de manger ses brocolis. Et je vous fiche mon billet, que même quand il sera grand,il attendra un truc en retour chaque fois qu’il fera le moindre effort, en se demandant pourquoi ça vient pas.
Non, Bambino… Au bureau, personne ne va t’applaudir à chaque fois que tu vas laver la tasse de quelqu’un d’autre. Tu veux vraiment une médaille ?!

 

Comment on fait alors ? Ben déjà, chacun fait comme il peut. Si, en tant que parent, c’est la seule méthode que t’as trouvée pour pouvoir faire pipi tranquille, je suis mal placée pour te dire de faire autrement. Continue.  Mais, moi, personnellement, je ne récompense pas très souvent les enfants et si je le fais, faut que ça ait rapport.
Alors, je leur fais la morale pendant une heure et demi sur les bienfaits d’avoir une chambre rangée ou de manger des légumes, avec force croquis, graphiques et discours qui n’en finissent pas. Ça marche vraiment pas mal. (En dernier lieu, je leur fais croire qu’ils avaient un frère aîné que j’ai dû vendre parce qu’il était désobéissant. Ça les fait rire, ça détend l’atmosphère, mais ça laisse toujours une petite part de doute qui me profite beaucoup.)

 

 4. Alors comment que je ludifie correctement ?

 

Ludifieurs de tous les pays, gardez en tête quelques principes de base. 

 

Le choix

Il faut que la personne ciblée soit libre de participer ou non à ton machin. Si ça devient obligatoire, c’est étouffant et pas du tout amusant.

Le moment et le sujet

Tout n’est pas ludifiable et tous les moments ne sont pas les bons. Parfois le sujet ne s’y prête pas, c’est tout. Fais autre chose. Il y a certainement bien d’autres réponses à tes problèmes. Ou autrement dit : pas de bingo dans les cimetières.

La motivation intrinsèque

La ludification, ça marche bien mieux quand c’est la personne visée qui définit les objectifs, quand elle peut les régler et quand elle peut les comprendre. Lis donc les livres et les articles de Csikszentmihalyi si tu veux aller plus loin. Tu vas tout comprendre (sauf comment prononcer son nom). 

La visualisation

En tant que participant, il faut que je puisse voir où je vais et mesurer mes objectifs. C’est un facteur clé de la réussite de ton projet.

L’éthique et la transparence

Lorsqu’on maîtrise les phénomènes d’engagement et de motivation, il peut être relativement facile de rendre addict les personnes. Qui n’a pas passé des heures sur des petits jeux gratuits sur son téléphone, comme un rat dans une boîte de Skinner ? Or, comme disent les arachnophiles : un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. La ludification peut être un outil puissant et il doit faire le bien ! Utilisez cet outil à bon escient et soyez transparent avec vos participants. Vous en sortirez grandi et répandrez ainsi un peu de jeu et d’amour dans le monde.

 

Conclusion

Vous l’aurez compris : non, la ludification n’est pas la réponse à tous vos problèmes. Parfois, il faut utiliser d’autres moyens. Par ailleurs, ce n’est pas parce que c’est ludifié que c’est amusant et ça n’est pas parce que ce n’est pas ludifié que c’est ennuyeux. Le jeu est d’ailleurs bien meilleur quand il reste du jeu. On va faire un autre article spécifiquement sur ce sujet. Tu vas voir ça !

Si vous vous intéressez à la ludification, vous allez trouver bien des points du vue divergents et c’est tant mieux. Le tout, c’est de réfléchir.

Si vous avez des projets de ludification, Ludopolis peut vous accompagner. On va faire ensemble et on va bien le faire !

 

Pour aller plus loin :

 

http://ludobel.be/2014/12/15/la-ludification/
https://e-teach.ch/blog/comprendre-gamification-formation-boucle-engagement-elearning/
https://www.ted.com/talks/mihaly_csikszentmihalyi_flow_the_secret_to_happiness

https://tsm-alumni.fr/files/ALUMNI/MRH/fiches_outils/Les-theories-de-la-motivation-au-travail.pdf
https://my.gameblog.fr/membre/3633/blog/ethique-du-game-design-et-manipulation-115070

 

*Personne ne me paye pour citer de marque. Achète le modèle que tu veux ou n’en achète pas du tout. Ou même, reste sur ton sofa à bouffer du popcorn enrichi en beurre en regardant l’intégrale de Haine et Passion. Je ne te juge pas, je t’envie.

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