Jouer et laisser jouer

Le fait que l’espace du jeu soit libre et frivole lui confère un super-pouvoir qu’on ne trouve nulle part ailleurs : la chance de pouvoir prendre des risques, sans risque. Essayer des choses, rater, réussir, se confronter, sans qu’il y ait AUCUNE conséquence. Dans le jeu, je peux être qui je veux, envahir tout un pays, faire la guerre, mourir, me battre à l’épée laser, sauver le monde, transformer les gens en grenouilles ou fusiller Marie-Andrée au laser-tag (ha ! on fait moins la maline !). Et à la fin, je n’aurais rien produit. Et si on m’impose une production ou une conséquence, ça va moins bien se mettre. Mon expérience de joueur en sera plus ou moins profondément modifiée.  Nous l’avons vu et compris dans l’épisode précédent.

Oui, mais voilà… Faire des trucs inutiles et improductifs, c’est mal. Le temps ne peut pas être perdu. Tout doit produire. Tout doit servir à quelque chose, être mesurable et discernable.
Et c’est à peu près là que ça commence à merdouiller. Pour que le jeu soit productif, on a donc inventé le jeu éducatif. Un jeu qui produirait quelque chose. Quelque chose de bien normé et de délimité. Le jeu éducatif, d’ailleurs, est un produit qui s’adresse principalement aux enfants car, il est bien connu, que quand on est adultes, on n’a plus rien à apprendre. Enfin, vous, je sais pas, mais moi, c’est bon.
Mais ces idiots d’mômes, eux, faut leur apprendre des trucs. Et de préférence sans qu’ils s’en rendent compte. Parce que ce serait quand même dommage qu’ils s’amusent et que ça rapporte rien ! 

Oui, mais alors ? Il est où son espace de liberté à Bambino ? Bambino, encore plus que toi, a besoin de ce temps où il peut essayer des choses, sans jugement, sans pression, sans rien que le plaisir d’essayer, sans même que tu le regardes. Crisse-lui la paix quand il joue. Sinon, il ne va plus savoir jouer. Et ça, ça va être vraiment embêtant. Parce que si Bambino ne peut plus prendre de risques dans le jeu sans que ça porte à conséquence, il sera p’têt tenté d’en prendre ailleurs et plus tard. Et personne ne veut ça. Donnez des jouets aux enfants et laissez-les jouer avec.

La girafe de Schrödinger

Nous pourrions voyager des heures dans le monde fascinant et effrayant du jeu et du jouet éducatif. Car, dès la naissance, le jouet doit manifestement avoir une fonction bien définie : faire de Bambino un génie de la physique quantique. Vous connaissez peut-être Sophie la Girafe, un jouet qui existe depuis plus de 60 ans. Mais depuis quelques années seulement, et même si le jouet n’a pas changé, Sophie la Girafe “stimule tous les sens de bébé jusqu’à 3 mois” et puis plein d’autres affaires. Personnellement, je pense qu’elle fait juste pouic-pouic et que c’est marrant. Mais il semble que les jeux et les jouets ont besoin d’allégations scientifiques et de garanties éducatives. Apprendre l’alphabet, l’équilibre et la motricité fine, la musique, les maths, la géométrie, les langues étrangères, la politesse et le code de la route, tout ça avant 4 ans, et bien c’est chose possible ! 

J’en ai plein mon Drive de photos comme celles-là. Mal prises, d’ailleurs, car je tremble de rage, à chaque fois.

Et sinon ? Est-ce que ça pourrait pas juste faire pouic-pouic et pis que ce serait marrant ?

C’est certain que j’ai de gros doutes quant à l’efficacité des jouets pour enfants à garantir leur entrée à Yale 1… Mais surtout, on véhicule le discours que le jeu n’est intéressant que s’il apprend quelque chose. C’est probablement pour ça que les parents préfèrent initier le plus tôt possible les petits au jeu de société. Ce type de jeu est contrôlable, bien plus que le jeu symbolique (le jeu de “faire semblant” et tous les jouets qui vont avec). Il semble plus “pédagogique” et par conséquent, plus utile. Et il faut que les choses soient utiles, non ? Le marketing l’a bien compris.

Et ben non ! Pas le jeu ! Le jeu doit être inutile, pour les raisons qu’on a décrites plus haut. Il n’y a que le joueur qui contrôle ce qu’il y a dans son jeu. P’têt Bambino apprend des trucs et développe ses sens avec sa girafe qui fait pouic. Et/ou pas. C’est le paradoxe de la girafe.

Alors… oui… je sais pas là… quoi ? Hein ? Que ? Où suis-je ? Qui êtes-vous ? Vous m’avez demandé ?
Je crois que j’ai vu derrière la matrice…

Dans les jouets pour enfants, ça se voit mieux, bien sûr. Mais dans les gadgets ludiques pour adultes, on voit aussi ce genre d’allégations magiques. Je résiste pas à vous en partager un…

La notice indique (c’est VRAI) :
Jouet anti-stress de qualité supérieure : réduit la tension et élimine l’anxiété, vous aidant à développer la concentration, ajoutant plus de plaisir, particulièrement adapté pour les personnes ayant plus d’énergie comme les TDA/TDAH, TOC, autisme. Outil efficace pour se débarrasser des habitudes telles que les secousses de jambes, les morsures de stylo, les ongles, etc. Soulagement du stress et de l’anxiété, anti-dépression pour tous les âges avec TDAH, TOC, autisme.”

Je crois qu’ils ont oublié :
“répare la voiture instantanément, fait revenir votre femme en 24h et quelqu’un de super gentil vient vous aider pour vos déménagements”

Néanmoins, comme on l’a dit un peu plus tôt, c’est tout de même sur les jeux et jouets des enfants qu’on va trouver le plus de prétendues vertus pédagogiques. Ce serait rigolo de voir écrit sur Catane “développe votre soif de pouvoir et de conquête”, sur SmallWorld “apprentissage du massacre génocidaire” ou sur King of Tokyo “une première approche de la culture nippone et des manipulations génétiques”. On n’y croirait pas, ça nous gâcherait le plaisir. Mais pour nos enfants, finalement, ça ne nous dérange pas tant que ça.

Non. Le jeu, c’est pas sérieux. Jouer, ça doit rester improductif, frivole et libre. Pour tout le monde. Et les moutons seront bien gardés.

Inutiles crocodiles (FIN)

“Tous les jeux sont éducatifs, sauf les jeux éducatifs” disait Alain Guy, psychanalyste et prof en sciences de l’éducation qui n’avait pas l’air d’être la moitié d’un idiot.

Mais pour mon fils, alors ? Ben oui, vous avez tout compris, bande de p’tits génies. 

L’enseignante, pour inciter les élèves à marcher en équilibre sur la poutre, leur a dit que c’était un jeu. Elle leur a dit d’imaginer qu’ il y avait des crocodiles par terre et que le jeu c’était de traverser le “pont” le plus vite possible pour éviter de se faire bouffer. 

Or, vous le savez, car nous nous connaissons bien maintenant (j’arrive à quelle heure, vendredi ?) mon fils a été élevé par une personne qui pense que jouer, entre autre, doit être une décision libre et ne porter à aucune conséquence. Je le dis à mes enfants et à tous les enfants dont j’ai la chance de m’occuper : tu joues si t’as envie, si t’en as marre, tu arrêtes et tout est pour de rire et pour de faux. Ou en d’autres termes : tant que tu fais mal à personne, quand tu joues, fais ce que tu veux, on s’en fout.
Mais comme l’enseignante lui a dit que c’était un jeu, il n’a pas eu envie de jouer (faut dire que cette histoire de crocodiles…), en plus, il y avait des conséquences (la prof regarde si tu fais bien), il a donc logiquement refusé. Puisqu’il en avait le droit. Constitutionnellement.
Bref, j’explique tout ça à l’enseignante et je lui propose, plutôt que de dire aux enfants que c’est un jeu, de leur expliquer que c’est un exercice, qui peut être “ludique”, par ailleurs, si elle veut : c’est à son interprétation et à celle des enfants. Mais c’est un exercice, un travail qui vise à entraîner leur sens de l’équilibre. Parce que c’est utile, l’équilibre, si des fois on se retrouve sur un pont de 20 cm de large au-dessus d’une mare de crocos. On sait pas, hein… Dans tous les cas, ce temps là, c’est un temps pour apprendre. Pas un temps pour jouer.
Comme on l’a dit sur la ludification dans un billet précédent, parfois, le jeu n’est pas la solution. Et travailler, apprendre, découvrir, ça peut être le fun aussi. Et puis parfois, ça ne l’est pas. Parfois, on s’exerce, on travaille, on souffre un peu. Et on apprend à en gérer la conséquence. On peut trouver du plaisir là-dedans. Tout ne peut pas être “jeu”. Il n’y a que le jeu qui le soit. Et y a un tas de trucs plaisants et motivants qui ne sont pas du jeu. Vouloir à tout prix brouiller la frontière entre le jeu et le travail, ça n’est pas profitable, ni pour l’un, ni pour l’autre. Les deux demandent de l’effort, les deux peuvent procurer du plaisir mais seul le jeu est et doit rester cet espace de liberté et de frivolité. 

1 Je jette pas Bambino avec l’eau du bain. J’ai déjà vu un ou deux jeux présentés comme “éducatifs” et qui étaient pas si pires. M’enfin, c’est pas la norme…

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